jeudi 18 novembre 2010

Jean A. Table

Il s'était retrouvé à table entre son hôte et son hôtesse à voir la sympathique conversation banale se transformer en débat de fond sur la façon qu'ils avaient d'élever leurs enfants, leurs divergences à ce propos. Il avait été pris à parti par l'un et l'autre, alternativement, gentiment, on en appelait à sa sagesse, sa sagesse de vieux sage. Il avait senti que quand même ça leur tenait à coeur, qu'ils pouvaient presque se disputer, qu'il n'avait pas envie qu'ils se disputent, qu'il voyait bien pourquoi chacun disait ce qu'il disait, qu'il ne pouvait pas leur donner vraiment tort, à l'un ou à l'autre, à la rigueur donner son avis, c'est à dire argumenter des deux côtés,  et il avait pensé à tous ces moments où il s'était retrouvé comme ça entre ses parents, à ne pas savoir quoi dire, à simplement espérer qu'ils soient d'accord pour que la vie soit plus simple, et il avait l'impression d'avoir à peine quinze ans, douze.
Il avait pensé à ce vieux collègue qui lui avait dit presque tous les jours pendant dix ans: "comment peux tu t'entendre avec ce con?" avant que le con en question quelques minutes plus tard lui dise: "je n'arriverai jamais à comprendre que tu apprécies ce gros con", parlant évidemment du précédant.
Il avait pensé que, comme ça, il s'était retrouvé entre sa mère et sa grand-mère, disant au début que chacune avait raison, disant ensuite aux deux qu'elles avaient tort, disant de plus en plus de choses, de moins en moins; entre sa grande soeur et sa petite soeur qui aimaient bien se chamailler devant lui, entre son guitariste et son trompettiste, entre ses deux meilleurs amis, entre ses deux beaufrères, entre tous ses amis, parfois même entre son frère et certains de ses amis... Que certains des plus intimes, parfois au cours de sa vie, lui avaient gueulé dessus du genre, " putain, tu peux pas être un peu de mon côté, une fois, sans réfléchir!"
Que parfois ça lui prenait, une grande colère, et qu'il tranchait, violent,  souvent en faveur de ceux qu'il aimait le plus, parce qu'il les aimait le plus, souvent en faveur de ceux qu'il aimait le moins parce qu'il était souvent plus dur avec ceux qu'il aimait le plus, mais que de toute façon, la colère retombée, il revenait en arrière.
Les rares fois où il s'était forcé à camper sur ses positions parce qu'il lui semblait qu'il le devait, ça lui avait été insupportable.
Il avait aussi pensé qu'il oscillait encore politiquement entre un discours d'extrême gauche révoltée, plutôt structuré logiquement d'ailleurs et un discours de centre droit plutôt paternaliste, pas mal structuré moralement peut-être, qu'il avait souvent lutté pour ne pas voter blanc, qu'il avait souvent voté blanc quand même, qu'il n'avait pas souvent voté de toute façon.
Pensé à sa femme, qui, la plus élégante, ne lui avait jamais dit: "il va falloir choisir -entre moi et ta famille, par exemple, entre moi et tes amis, entre ma famille et moi aussi, entre tes voyages et le fait d'avoir un enfant, entre ta solitude et ton envie d'être avec moi..." Sa femme qui n'était pas toujours très joyeuse avec lui mais qui à ce stade l'aurait obligé à dire: "oui, je sais, je suis un pauvre chou" avant qu'elle ne dise, elle, "mais, dis-moi, tu en connais du monde..."
Jean avait presque envie de pleurer, ce qui était un peu ridicule vu que le repas était délicieux, la conversation assez informelle et que surtout les larmes allaient couler dans sa grosse barbe grise de vieux loup de mer viril... la plupart des personnes auxquelles il avait pensé étaient de toute façon mortes, et souvent même de vieillesse...ou alors il ne les voyait pour ainsi dire plus.

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