mercredi 19 juin 2019

L'homme détruit (3)


Au milieu de  la rue qui commence à se vider parce que ça charge plus au sud, au niveau de la gare, et que cela permet un temps de respiration, pour peu que l’on reste à bonne distance des lacrymos jetées à tire larigot, revient un souvenir, un reste de dialogue avec Man., plus exactement et sans que cela signifie forcément une grande complicité, ou au contraire une servitude de la pensée de l’un à la pensée de l’autre, un monologue à deux voix proches :
Moi si c’est la guerre, j’ai pas ma place. J’ai pas de camp.
Pareil, peux pas trancher, pas envie de trancher, tranchera pas…
Ou alors à la rigueur, la croix rouge…
Equipe médicale internationale.
Brancardier, alors, non ? Parce que vu les compétences…
Brancardier.
Bien lâche.
Parfait.
Au milieu de la rue la situation est de plus en plus complexe : au loin à gauche les flics chargent ou se font charger par un mélange de casseur, de badauds et de bloqueurs et pilonnent : vas-y que j’envoie les moulinets et les gaz ; à droite remontent des gars vêtus de noir, casquette noire, foulard noir, regard pareil avec des petites bouteilles non pas de rouge mais d’essence et mécaniquement, sans un mot, sans bouger continuent de mettre le feu à des poubelles. A gauche, robocops incomplets, trop de chair, à droite, petits terminators secs, incomplets aussi, trop d’os. Entre ces deux feux de camp un groupe composé d’élèves qui ont décidé d’être là mais pas dans ces conditions et des  parties de corps enseignants qui hésitent depuis deux semaines à s’éloigner, à accompagner, qui ne veulent pas avoir une influence sur ceux qui ne les écoutent pas… bref au milieu de la rue, je ne prends toujours pas de réelle décision autre que celle de mon corps : ne pas bouger mais j’ai entendu quelqu’un de raisonnable qui ne veut pas partir sans rien faire, dire qu’il faudrait dire aux élèves venus en toute bonne foi que la situation dégénère et qu’il conviendrait de prendre la poudre d’escampette pour ne pas prendre feu. Je me dis, pas con comme idée et je vais voir Camille, sage et forte depuis quinze jours : Vous ne pensez pas, vu la tournure que prennent les choses qu’il vaudrait mieux envisager une dispersion ?
Monsieur, on s’est donné rendez-vous ici pour manifester, on est venu ici pour manifester et nous allons manifester. Donc non : pas de dispersion.
Réponse claire. Merci.
L’esprit ailleurs et pourtant ici, suis-je content d’avoir posé la question à mon corps défendant ? Moins content de la question que de la réponse, non pas parce que c’est une bonne réponse mais parce que c’est une réponse franche, sincère, tranchée. Camille et moi n’occupons pas le terrain de la même manière à ce moment-là : sa parole est performative et la mienne est interrogative. C’est comme ça.
J’ai demandé une cigarette à une autre partie de on, bien que je ne fume pas et je l’ai allumée et je l’ai fumée. Une partie de on reste.
Dans les minutes qui suivent, dans les mouvements de foule qui cavale, bat en retraite, se replie sous la charge c’est comme se retrouver embarqué dans un rouleau à la plage, zone gravillon, bouillon : tu crois savoir que tu vas en sortir râpé, toussotant, foireux au pire mais tu n’oublies pas qu’il est pas impossible, une chance minime mais réelle, que tu suffoques et que tu te brises.
En 2007, à Istambul j’avais empêché, j’avais interdit à Em. et Gui. d’aller se mêler à la foule qui se faisait tabasser au pied de la tour de... Galata. Mon argumentaire était simple : premièrement, c’était pas des gentils flics français, ils cognaient très fort, bâtons, moulinets, deuxièmement la curiosité et la colère, l’envie d’en découdre ne sont pas de bonnes raisons pour se faire tabasser, troisièmement, si on va faire ce genre de choses, il faut s’y préparer, style c’est pas parce que nous ne voulons pas être des loups qu’il faut être des agneaux… saint peut-être, martyr jamais. Ils ont haussé les épaules, je les ai attrapés par le col et je les ai traînés loin de la tour. Ils m’avaient trouvé un peu con. Onze ans plus tard, y’a rien à voir. Ai vieilli, ai un peu changé, suis devenu plus con et moins con mais surtout au moment précis où je m’adresse à Camille suis pas moi mais moi et Monsieur quelque chose, qui n’est qu’une partie de moi ou une extrapolation de moi, un costume de moi- en soie, bien sûr, un peu froissée. Sauf que voilà : si c’est Monsieur quelque chose et rien du tout qui a adressé la parole à la personne appelée Camille ici, c’est maintenant moi qui décide en fonction de mon corps qui veut encore s’appesantir pesamment sur les lieux, sur la scène, et de la phrase jugée pertinente de Camille, de ne pas partir mais de continuer d’être présent, d’une certaine façon, même si ce n’est pas satisfaisant, accompagner.
 Evidemment cette décision est possible parce que je ne suis pas seul à la prendre, on est encore quelques uns. Cette décision qui n’est ni courageuse, ni très importante. Ni très originale.
On est encore quelques-uns et il est temps de regarder autour de soi, autour de nous et de prendre une direction. C’est là que deux groupes vont se former. Va falloir être mobile, va falloir être léger.

mardi 11 juin 2019

L'homme détruit (2)


C’était comment ?
C’était un peu rigolo quand même… par exemple quand le gars qui devait avoir seize ou vingt-deux ans, je sais pas vous mais ça y’est, je ne suis plus capable de donner un âge à qui que ce soi(t), je peux facile me tromper d’une dizaine d’années, mais je me souviens qu’il était assez grand, assez fin, brun, peau plutôt pâle et yeux rieurs, genre qui va faire une connerie et au début, au début, ça va te faire rire, a dit à ses potes qu’il se passait rien et qu’il fallait qu’il se passe quelque chose. Fallait occuper le milieu de la rue. Fallait que ça se voie, fallait que ça chauffe.
Moi j’étais dans mon coin à pas trop savoir ce qu’on foutait là, un peu hébété dans le froid mais tout le monde est pas si mou de la volonté que ça et y en a un ou une d’entre nous qui a compris très vite que ce jeune homme facétieux connaissait aussi bien que nous les lieux et cette bagnole pourrave, qui avait dû être rouge dans une autre vie et qui finissait tranquillement celle-là sur le bas-côté. Oui elle était ouverte, pourquoi quelqu’un se serait-il fait chier à la fermer avant de l’abandonner ? Elle était ouverte et notre grand gaillard est rentré dedans, a desserré le frein à main et l’a laissé couler du trottoir sur la route en s’aidant mollement de se jambe floquée Arsenal FC. Le ou la plus preste d’entre nous y est allé et a dit mais qu’est-ce que vous faites –ou qu’est-ce que tu fais, choisissez vous-même comment on s’adresse aux gens.
Bê je mets la voiture au milieu de la route, on va la brûler.
Bê ça va pas, remontez-la.
Bê non.
Bê du coup on y est tous allé, faire masse : oui, on va remonter la voiture sur le trottoir et personne ne va rien brûler
Rhoo vous êtes chiant. Remontez-la vous-même…
Ce que nous fîmes. On a remonté la voiture sur le trottoir, elle a pas brûlé et je crois même que ce jour-là, rien n’a brûlé, ce qui n’a pas du tout été le cas le mercredi suivant où, pris entre deux, trois feux, le regard ne pouvant se poser sur aucun visage rieur, querelleur ou inquiet, à cause de la fumée qui mettait du temps à se dissiper mais surtout à cause des casques, des foulards, des masques, des cagoules selon l’équipe à laquelle tous ceux que nous ne connaissions pas étaient affectés, j’ai pensé à peu de chose près et au même moment ce qu’une ou un collègue a dit  à voix haute :
Putain mais j’ai un gosse à la maison et qu’est tout petit et qu’est pas du tout autonome et je peux pas me permettre de me faire casser la gueule ici, moi, ou pire, et de ne pas rentrer…
J’ai pensé la même chose, à peu près, donc, évidemment, mais je suis resté sur les lieux.
Par paresse d’abord : la flemme de partir. Par un côté grande Catherine : « je veux voir » aussi. Et peut-être encore par une croyance, une confiance en mon évaluation personnelle et pertinente des risques – combien de fois je me suis manqué dans cette évaluation personnelle des risques, combien de fois je m’en suis mordu les doigts… Pas tout le temps.
Des trois composantes de ma raison de rester sur les lieux c’est la flemme comme d’habitude qui fut la plus puissante et la curiosité grande Catherine la moins évidente… c’est du moins ce que je me dis pour me rassurer et je vais commencer par ça : la curiosité, voir comment ça va tourner. Reporter de guère. De pas grand-chose.
Avant ça, la répugnance de la curiosité mal placée : L’envie de voir, la curiosité c’est mignon mais le safari c’est dégueulasse. Le safari géographique, le safari social, les rues fléchées de la connaissance de l’autre qui, lui, ira jamais chez toi… le safari. Tu mates derrière la vitre et tu te branles même pas.
Alors oui, il paraît que « si le voyage te transforme t’es un voyageur et que s’il ne te transforme pas t’es un touriste. » Bof.
Et surtout :  les gens chez qui tu vas ? Dont tu explores les contrées, connard ? C’est des quoi, eux ?
Ce qui est beau c’est l’interraction, la relation de confiance.
Mon cul.
Il faut que nous arrêtions tout cynisme grandiloquent : pendant cette période hivernale nous étions sur notre lieu de vie, notre lieu de travail, sur nos horaires de travail. Chez nous et pas chez nous parce qu’on est jamais chez soi. Parce que chez soi…
Et le lieu était terriblement stratégique : un carrefour relativement dégagé, en ville, un croisement, une croix sur la carte, avec grandes avenues pour courir, plus loin petites rues pour se planquer. Deux heures plus tard je verrai Y. détaler comme un lapin gracile autant que désarticulé et me passer devant et j'aurai la force de dérision débile de lui crier : "vous vous trompez de sens demoiselle" Et elle de pas répondre parce que court hurle, rit, part, s'en fout. Parfait. 

Le matin, quand fut prononcée la phrase lucide et intelligente de ma collègue il aurait été temps d’emprunter les voies empruntables et de rentrer chez soi mais le fait est que nous avons été plusieurs, à tort ou à raison, sans donner tort et donner raison à quiconque, et heureusement, moindre des choses, nous sommes encore un peu restés à ce carrefour qui pouvait aussi, trop con pour s’en rendre compte, se transformer en cul de sac.
- Je dramatise mais, pas de panique, objectivement il ne s'est pas passé grand chose

mardi 4 juin 2019

L'homme détruit (1)




Il serait peut-être temps d’assumer de partir du mouvement de la parole. Classe. Qui dit cela ? Que pense-t-il quand il dit cela ? Et en ce qui nous concerne ici,
Elle part quand la parole ?
Fin décembre ? Début janvier ?
Même les dates de ma propre vie je ne m’en souviens pas.
Il faut que je les cherche, que je les retrouve. Naissance : le 17, naissance de qui ? Naissance du petit : le 2. Petit, petit, est-ce que c’est bien de l’appeler comme ça, le petit ? En tout cas ça rappelle d’où tu viens, on dirait comme ça de par chez toi : le petit. Enfin une partie des tes ascendants aurait dit comme ça. C’est sincère. C’est involontaire. C’est signé.
Bien. Passons à autre chose.
On n’existe pas. Enfin : « on » n’existe pas. Sinon j’aurais dit : on existe pas. C’est une phrase de psy, de mon psy : au cours d’une interview que je donnais allongé sur son canap et dans lequel j’étais pas mal en roue libre, il ou elle me coupe et me dit qui ça « on » ? « On » ça n’existe pas. Faudrait presque un point d’exclamation pour que ça tranche mais y avait pas tant d’émotion : une vérité définitive n’a pas besoin de se nourrir d’une quelconque émotion. Sèche.
Mais si, le couple, la famille, les gens, le groupe. Que j’avais rétorqué, timidement. Agressivement parce que timidement.
Ça n’existe pas. Ne vous faîtes pas plus bête que vous n’êtes.
Cette dernière phrase je la rajoute maintenant mais elle a dû être prononcée à un autre moment, une autre occase.
Bien.

Mais on s’est retrouvé entre deux feux, ça devait être fin décembre. Il faut que je demande aux autres….
ça avait commencé avec un tract, on était tous à peu près d’accord pour dire qu’on dénonçait, disons qu’on refusait la violence de tout le monde. Et puis au dernier moment l’un d’entre nous, ou l’une d’entre nous, a dit qu’on ne pouvait pas mettre sur le même plan la violence policière, la violence d’Etat, putain de majuscule, et la violence lycéenne, et la violence des casseurs. On, une partie de on, a répondu que la violence lycéenne on ne la dénonçait pas car les lycéens n’étaient pas violents si ce n’est périphériquement, si ce n’est principalement pour se défendre mais que la violence des casseurs oui. Alors il ou elle a dit qu’il ou elle ne pouvait pas signer le tract. Parce qu’on était ici pour dénoncer la violence policière, la violence d’Etat, et c’est tout. Pour ce qu’ils en avaient à foutre, soit dit en passant, ceux qui n’allaient pas lire le tract.
Les généreux fascistes.
Le tract on l’avait dicté, rédigé, commenté au bar. Enfin pas vraiment un bar, un café restauration à quelques encablures du lycée. On y avait pris des habitudes, on s’y rendait tous les matins de blocage. Il se la jouait Liverpool, on aurait dit, des briques à l’anglaise sur les murs. Mais le café est bon et souriant. Et il fait chaud dedans. Parce qu’on va pas rester des heures non plus à faire les pieds de grue dans le froid : on reste si des poubelles brûlent pour contrôler que personne ou rien d’autre ne crame mais dès que la température baisse, café.
Qu’est-ce qu’un blocage : les lycées mécontents, à raison, de réformes empêchent les professeurs, complices évidemment, les putes lâches (je), pire encore, manipulateurs de cerveaux prêts à tout pour ne pas travailler, les lycéens mécontents donc et n’ayant d’autre moyen de faire remonter leur mécontentement bloquent les entrées du lycée avec les poubelles du quartier, grimpent dessus et selon stagnent gentiment, dansent, crient, agitent des banderoles tellement faites à l’arrache qu’on dirait qu’elles ont été bombées en 1977. Au début.
Donc blocage, un jour, deux jours, une semaine, deux semaines, un mois, presque deux mois ! Belle stat. Ça en fait des cafés vendus et achetés. Des viennoiseries. Pour finir sur le tract et un peu parler bagnole, aller voir comment ça s’est passé sur le terrain je me souviens qu’après ce micro débat sur l’origine des violences et le discours officiel qu’il convenait d’adopter face à elles, je suis rentré à la maison en pestant, me suis abruti devant facebook et ai vu ce « com » d’un vieux roublard un peu communiste mais plus que cela, et je dis cela sans même savoir qui c’est, magie de la communication : casseurs, alliés objectifs de la police.
Donc la casse, la rue, les bagnoles.
C’était comment ?