vendredi 18 septembre 2020

Après Galaad(44)

 

Ce genre de pages à noircir le carnet… il y a dix ans. Jamais écrit rien d’autre que des bilans comptables, des lettres... des lettres? Des lettres de motivation, de licenciement... Des dissertations, exercices plus ou moins littéraires ou techniques au cours des relativement longues études. Sinon : quasiment jamais une lettre. Quasiment jamais une carte. Les parents qui tannaient pour écrire aux grands-parents depuis les lieux de vacances. Les grand-parents qui tannaient pour écrire aux parents depuis les lieux de vacances. Les parents. Du goût pour les journaux intimes des autres, les publiés, mais incompréhension du fait qu’on puisse en écrire un. Lectures dites classiques, le collège et le lycée, quoi, quelques prix Goncourt, rarement finis, beaucoup de bédés, et encore... Et puis là ce carnet… dix ans. Il faut croire que le parfum de fausse solitude de la demi clandestinité favorise l’épanchement lymphatique ou cholédoque. De là à dire que, petits affluents de veines bleues qui colorent la terre, cela charrie un fleuve…

Charivari.

Pardon?

Qu’aurait-il dit ?

Et bien…Tant qu’il n’y figure aucune date, aucun nom de lieu, aucun nom de personne... Pourquoi pas.

Oui : tu ferais mieux de les manger, les pages de ton carnet.

vendredi 11 septembre 2020

Après Galaad (37)

Sur l’eau, une araignée picote, faucheuse encore plus dérisoire mais encore plus habile que la faucheuse des maisons… Sous elle, bientôt, le visage relativement paisible de Galaad qui se repose autant qu’il veut dans ce torrent de montagne à 14 degrés.

Victor ne t’avait-il pas déjà… contacté… N’avait-il pas déjà… établi un contact ?

Oui. Il avait voulu me flatter en me disant que j’étais, finalement, un prolétaire.

Ha. Et que lui avais-tu répondu ?

Qu’effectivement je me lavais les mains avant de pisser et pas après.

C’est vrai ?

Non : je me lave les mains et avant et après pisser.

Je veux dire… C’est ta véritable réponse ?

Non… Ma véritable réponse c’est qu’il faut arrêter de se faire passer pour des « prols » pour essayer de faire oublier qu’on est des ploucs.

Héhé… Il faut ?

Le plus noble des visages de passage se décomposera peut-être moins vite dans l’eau fraîche. 

Il gonflera quand même, s'étiolera.

En trois semaines les cheveux ont eu le temps de pousser, apparaissant très fournis et très blancs. Une jeunesse éternelle de statue jusqu’à la prochaine crue. Ou le prochain assèchement.

Il faut filer.

jeudi 3 septembre 2020

Après Galaad (3)

 Elle demande :

Que pensez-vous de la vie de cet homme ?

Ce que je pense de la vie de cet homme ? Mais... qu’elle est abominable… Oui. Elle est abominable. Ou presque.

Ah. Je me doutais bien que vous diriez cela mais vous faites fausse route - fausse route :  croisée de chemin plombée de soleil sous casque cymbale qui fait trembler la lumière et flancher la vue… Vous vous trompez totalement… Cet homme a inventé quelque chose… et, entre nous, c’est merveilleux d’inventer quelque chose, c’est assez rare.

Oui mais. Oui mais : je résume : l’homme en question au fin fond d’une province austro-hongroise cherche quelque chose toute sa vie. Il trouve, invente donc. Une chose nouvelle. Et il court, un mois de voyage pénible peut-être, à Vienne pour déposer le brevet de son invention et se rend compte que le brevet a été déposé un mois auparavant par quelqu’un d’autre. Superbe. Bravo. Bel échec. Ratage complet. Pas grand-chose à ajouter, non?

Vous savez, vous l’avez compris j’imagine, que j’ai choisi ce texte spécialement pour vous ? Parce qu’il me fait penser à vous.

Ah… Merci. Je vous fais penser à un raté, quoi.

Mais non. Au contraire : ce n’est pas grave de  ne pas… déposer le brevet à temps. Et, surtout, ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir inventer quelque chose dans une vie. Je me répète : c’est un don merveilleux… le reste… pfiou le reste, haussement d’épaule élégant esquissé… le reste, ça ne veut pas dire grand-chose.

….

C’est tout ?

C’est tout.

Tu sais que Paris est la ville de province la plus désuète du monde ?

Oui je crois savoir cela… Enfin… surtout si cela implique que nous vivons dans la fosse septique de la ville la plus désuète et provinciale du monde.

Très bien. Tu as autre chose à nous dire ?

Non… enfin… si, tu sais, les images stupides… quand tu dis que de cette pièce tu n’es jamais sorti, et bien…

Et bien ? Et cela t’empêche d’être un bon soldat ?

Je ne crois pas. Je dirais presque : au contraire.                                                  

mardi 16 juillet 2019

L'homme détruit (4) Course d'élan.


Nous nous retrouvâmes donc en équipe réduite, en binôme, petits vers qui se solidarisent, distiques, Franck et moi : à la croisée des chemins nous avions pris la décision tous les deux non pas de foncer vers le port avec tous ceux qui s’efforçaient de lancer, de structurer la manifestation prévue et déclarée que forces de l’ordre et forces du désordres s’évertuaient à tuer dans l’oeuf mais de revenir vers le lycée, le lycée enfumé, cavalé, chargé… pour voir ce qui s’y passe et si tout ne dégénère pas quand nous ne sommes pas là. Instinct grégaire ?
Franck qui n’a rien d’un vers mais qui est aussi sérieux que malicieux, athlétique que fin me demande si j’ai des lunettes, je lui dis non, il me dit, tiens, j’ai pris celle de mon fils en plus des miennes, si on se retrouve dans un nuage de lacrymo ça peut aider… La semaine d’avant il avait dérivé jusqu’aux avants-postes d’un siège de l’I(nspection)A(cadémique) organisé par les très nombreux élèves de plusieurs lycées de la ville, manifestation sans service d’ordre, sans rien et ils s’étaient fait charger, lacrymer et je l’avais vu remonter la rue depuis les dits avants-postes qu’il quittait, le Franck -moi j’essayais minablement de gérer la circulation avec deux trois autres comparses, faire ralentir les voitures, les camions pour qu’ils n’écrasent pas le flux de jeunesse venir clamer son ras le bol, raz de marée incertain, je l’avais vu donc remonter sa belle tête tordue par les larmes et la douleur :
Ça va ?
Poouf, on a essayé de canaliser un peu les gosses avec Stéphu mais on s’est bien fait cramer la gueule... heureusement qu’y a des gars du service d’ordre de la cégète qui ont un peu calmé les vélléités de titillage des flics qui sont, il faut bien le dire, en roue libre… Ah oui : je les avais vu passer depuis mon perchoir d’inutile agent de la circulation, les deux grand balèzes du service d’ordre, descendre en cavalant, et Diane qu’était plus bas les avait même vu intervenir au plus près : moi j’avais vu leur grandes jambes mouliner de plus en plus vite pour arriver à la ligne de crête, la ligne de friction et elle, elle les avait vus, ce long élan pris, sauter en même temps, concert, et balancer un grand coup de tatane sur le bouclier transparent des forces de l’ordre. Les dits boucliers reculer de trois mètres, les deux gars reprendre élan, re-saut et faire reculer deux autres boucliers histoire que les autres se remettent un peu en tortue et arrêtent d’arroser à tout va le tout-venant. Si on me demande pourquoi, comment, deux gars, certes habitués et bien coffrés, stables sur leurs appuis que ce soit le géant maigre ou le plus petit tanker peuvent faire reculer une ligne ainsi sans se faire écarteler la gueule je répondrais qu’à mon avis humble, au-delà de leurs ordres anciens et de leur discipline, c’est parce que les boucliers qui se prennent le coup retrouvent un terrain connu, leurs repères et se cadrent finalement d’eux-mêmes. Je veux bien croire même, même imaginer qu’après l’action faite, le calme ramené, ils se sont tous fait un clin d’œil avec leurs compagnons, la police, les manifestants professionnels, un signe du pouce en l’air d’une sorte d’entre-soi presque rassurant. Car oui ça doit faite une dizaine d’années qu’ils partagent le même pain gris noir quotidien, les partenaires-adversaires de la manif plus ou moins lourdingue ou craignos... C’est naïf certes comme point de vue mais quinze jour plus tard je verrai les deux mêmes gars du service d’ordre de la CGT hurler, « tu fais ce qu’on te dit, bordel », à un prof bab barbu- peut-être moi, quoi que non, bien plus jeune- qui répondait avec désinvolture à deux flics qui lui disaient de ne pas traîner au milieu de la rue, que c’était dangereux, que la circulation était pas interrompue, que rien n’était déclaré…. Il avait obéi aux deux balèzes. Et on baisse les yeux : Ordre.
Tout ça j’en sais rien, mec, aurait pu me dire Franck… mais… écoute… moi ce que je sais c’est que je me suis fait asperger la gueule pour rien du tout la dernière fois et qu’il m’a fallu trois jours pour retrouver une couleur d’œil normal et qu’aujourd’hui j’ai des lunettes et j’ai des lunettes pour tout le monde, alors prends. Celles qu’il me passe sont dahlia, un beau dahlia rose et on avance en évitant les masses en mouvement jusque devant la porte du lycée et là c’est étonnamment calme et c’est hyper flippant : au bout de la rue une masse de gars et peut-être de gazelles pour parler un peu comme avant mais on ne les voit pas car cagoulé(e)s (pour écrire un peu comme maintenant) arrivent avec détermination et force bouteilles d’essence. On se dit qu’on a pas pris la bonne décision : on va servir à rien et on va assister à du pas beau voire se faire cramer la gueule.
On est au milieu, ils arrivent par la droite et à gauche arrivent une quinzaine de fille et de mecs, c’est très peu par rapport aux autres. Comme ils portent tous un t-shirt blanc, un jean bleu clair, une paire de baskets et une veste noire style bombers, je fais tomber ma capuche en laine française sur mon dos, j’ouvre ma propre veste de blackbloquéblacboulé, j’y engouffre « mes » lunettes dahlia rose et je tire sur ma chemise de prof un peu froissée. Ça fait sourire Franck. Deux petites bagnoles blanches arrivent, en sortent encore quatre personnes et des casques que tout le monde enfile en même temps que les brassards orange de la Bac. A vingt ils occupent la largeur de la rue à peu près et sans grande densité, ils font siffler leur matraque extensible - comme je suis con, je peux pas m’empêcher de penser à Asterix en Corse et comme je suis pas trop au point je demande à Franck si ils vont servir à quoi que ce soit, avec leur petite matraque et leur petit nombre.
On va voir.
On va entendre aussi : comme les petits coquins casseurs brûleurs commencent à arriver, les baquistes se mettent à frétiller et à gueuler, font claquer dans l’air leur matraquette cravachante et bam ils chargent. Putain ils sont plus vingt ils sont plein. Ils cavalent à fond. Je bloquais depuis deux minutes sur une fille dont on devine la densité musculaire sous le jean et le bombers en me demandant si elle va partir comme une balle et je suis un gros beauf machiste parce qu’elle part comme un boulet, ses baskets, tchactchactachac, tansforment la rue en aire de décollage. Elle doit faire un mètre cinquante-cinq et c’est un missile. Vingt missiles. Vingt missiles qui foncent dispersent la horde désorganisée qui leur fait face même pas dix secondes avant de rebrousser chemin et de se volatiliser dans les petites rues avoisinantes.
Putain, il nous ont sauvé la mise, ces cons.
Et ils vont permettre à la manif de prendre.
C’était sûrement leur but, ouais.
Héhé
En tout cas
Merci, les mecs.
Merci les filles.
Perso je suis assez impressionné par le timing, ils ont commencé leur offensive pile à la bonne distance, rapport nombre/prise d’élan/ Impact… et d’ailleurs d’impact il y’en a pas eu, les autres ont pfuité avant. Heureusement. Pour tout le monde. Et parfait timing aussi dans la fin de l’action, ils ont su s’arrêter de les poursuivre juste après le moment où les autres auraient pu se réorganiser ou revenir et juste avant de se jeter dans un piège possible…
Qu’est ce qu’on fait ?
On rejoint la manif pardi.
Il va falloir cavaler, tout le monde avance au pas de charge aujourd’hui, et on n’y est pas, en avance.