Nous
nous retrouvâmes donc en équipe réduite, en binôme, petits vers qui se
solidarisent, distiques, Franck et moi : à la croisée des chemins nous
avions pris la décision tous les deux non pas de foncer vers le port avec tous
ceux qui s’efforçaient de lancer, de structurer la manifestation prévue et
déclarée que forces de l’ordre et forces du désordres s’évertuaient à tuer dans
l’oeuf mais de revenir vers le lycée, le lycée enfumé, cavalé, chargé… pour
voir ce qui s’y passe et si tout ne dégénère pas quand nous ne sommes pas là. Instinct
grégaire ?
Franck
qui n’a rien d’un vers mais qui est aussi sérieux que malicieux, athlétique que
fin me demande si j’ai des lunettes, je lui dis non, il me dit, tiens, j’ai
pris celle de mon fils en plus des miennes, si on se retrouve dans un nuage de
lacrymo ça peut aider… La semaine d’avant il avait dérivé jusqu’aux avants-postes d’un siège de l’I(nspection)A(cadémique) organisé par les très nombreux élèves
de plusieurs lycées de la ville, manifestation sans service d’ordre, sans rien
et ils s’étaient fait charger, lacrymer et je l’avais vu remonter la rue depuis
les dits avants-postes qu’il quittait, le Franck -moi j’essayais minablement de
gérer la circulation avec deux trois autres comparses, faire ralentir les
voitures, les camions pour qu’ils n’écrasent pas le flux de jeunesse venir
clamer son ras le bol, raz de marée incertain, je l’avais vu donc remonter sa
belle tête tordue par les larmes et la douleur :
Ça
va ?
Poouf,
on a essayé de canaliser un peu les gosses avec Stéphu mais on s’est bien fait
cramer la gueule... heureusement qu’y a des gars du service d’ordre de la
cégète qui ont un peu calmé les vélléités de titillage des flics qui sont, il faut bien le dire, en
roue libre… Ah oui : je les avais vu passer depuis mon perchoir d’inutile
agent de la circulation, les deux grand balèzes du service d’ordre, descendre en
cavalant, et Diane qu’était plus bas les avait même vu intervenir au plus
près : moi j’avais vu leur grandes jambes mouliner de plus en plus vite pour
arriver à la ligne de crête, la ligne de friction et elle, elle les avait vus, ce long
élan pris, sauter en même temps, concert, et balancer un grand coup de tatane
sur le bouclier transparent des forces de l’ordre. Les dits boucliers reculer
de trois mètres, les deux gars reprendre élan, re-saut et faire reculer deux
autres boucliers histoire que les autres se remettent un peu en tortue et
arrêtent d’arroser à tout va le tout-venant. Si on me demande pourquoi, comment,
deux gars, certes habitués et bien coffrés, stables sur leurs appuis que ce
soit le géant maigre ou le plus petit tanker peuvent faire reculer une ligne
ainsi sans se faire écarteler la gueule je répondrais qu’à mon avis humble, au-delà
de leurs ordres anciens et de leur discipline, c’est parce que les boucliers
qui se prennent le coup retrouvent un terrain connu, leurs repères et se
cadrent finalement d’eux-mêmes. Je veux bien croire même, même imaginer qu’après
l’action faite, le calme ramené, ils se sont tous fait un clin d’œil avec leurs
compagnons, la police, les manifestants professionnels, un signe du pouce en l’air
d’une sorte d’entre-soi presque rassurant. Car oui ça doit faite une dizaine d’années
qu’ils partagent le même pain gris noir quotidien,
les partenaires-adversaires de la manif plus ou moins lourdingue ou craignos...
C’est naïf certes comme point de vue mais quinze jour plus tard je verrai les
deux mêmes gars du service d’ordre de la CGT hurler, « tu fais ce qu’on te
dit, bordel », à un prof bab barbu- peut-être moi, quoi que non, bien plus
jeune- qui répondait avec désinvolture à deux flics qui lui disaient de ne pas
traîner au milieu de la rue, que c’était dangereux, que la circulation était
pas interrompue, que rien n’était déclaré…. Il avait obéi aux deux balèzes. Et
on baisse les yeux : Ordre.
Tout
ça j’en sais rien, mec, aurait pu me dire Franck… mais… écoute… moi ce que je
sais c’est que je me suis fait asperger la gueule pour rien du tout la dernière
fois et qu’il m’a fallu trois jours pour retrouver une couleur d’œil normal et
qu’aujourd’hui j’ai des lunettes et j’ai des lunettes pour tout le monde, alors
prends. Celles qu’il me passe sont dahlia, un beau dahlia rose et on avance en
évitant les masses en mouvement jusque devant la porte du lycée et là c’est
étonnamment calme et c’est hyper flippant : au bout de la rue une masse de
gars et peut-être de gazelles pour parler un peu comme avant mais on ne les
voit pas car cagoulé(e)s (pour écrire un peu comme maintenant) arrivent avec
détermination et force bouteilles d’essence. On se dit qu’on a pas pris la
bonne décision : on va servir à rien et on va assister à du pas beau voire
se faire cramer la gueule.
On
est au milieu, ils arrivent par la droite et à gauche arrivent une quinzaine de
fille et de mecs, c’est très peu par rapport aux autres. Comme ils portent tous
un t-shirt blanc, un jean bleu clair, une paire de baskets et une veste noire
style bombers, je fais tomber ma capuche en laine française sur mon dos, j’ouvre
ma propre veste de blackbloquéblacboulé, j’y engouffre « mes »
lunettes dahlia rose et je tire sur ma chemise de prof un peu froissée. Ça fait
sourire Franck. Deux petites bagnoles blanches arrivent, en sortent encore
quatre personnes et des casques que tout le monde enfile en même temps que les
brassards orange de la Bac. A vingt ils occupent la largeur de la rue à peu
près et sans grande densité, ils font siffler leur matraque extensible - comme
je suis con, je peux pas m’empêcher de penser à Asterix en Corse et comme je
suis pas trop au point je demande à Franck si ils vont servir à quoi que ce
soit, avec leur petite matraque et leur petit nombre.
On
va voir.
On
va entendre aussi : comme les petits coquins casseurs brûleurs commencent
à arriver, les baquistes se mettent à frétiller et à gueuler, font claquer dans
l’air leur matraquette cravachante et bam ils chargent. Putain ils sont plus
vingt ils sont plein. Ils cavalent à fond. Je bloquais depuis deux minutes sur
une fille dont on devine la densité musculaire sous le jean et le bombers en me
demandant si elle va partir comme une balle et je suis un gros beauf machiste
parce qu’elle part comme un boulet, ses baskets, tchactchactachac, tansforment la
rue en aire de décollage. Elle doit faire un mètre cinquante-cinq et c’est un
missile. Vingt missiles. Vingt missiles qui foncent dispersent la horde
désorganisée qui leur fait face même pas dix secondes avant de rebrousser
chemin et de se volatiliser dans les petites rues avoisinantes.
Putain,
il nous ont sauvé la mise, ces cons.
Et
ils vont permettre à la manif de prendre.
C’était
sûrement leur but, ouais.
Héhé
En tout cas
Merci,
les mecs.
Merci
les filles.
Perso
je suis assez impressionné par le timing, ils ont commencé leur offensive pile
à la bonne distance, rapport nombre/prise d’élan/ Impact… et d’ailleurs d’impact
il y’en a pas eu, les autres ont pfuité avant. Heureusement. Pour tout le
monde. Et parfait timing aussi dans la fin de l’action, ils ont su s’arrêter de
les poursuivre juste après le moment où les autres auraient pu se réorganiser
ou revenir et juste avant de se jeter dans un piège possible…
Qu’est
ce qu’on fait ?
On
rejoint la manif pardi.
Il
va falloir cavaler, tout le monde avance au pas de charge aujourd’hui, et on n’y
est pas, en avance.